« Il ne reste à ma lèvre enfin que cette injure
L’âge et la sécheresse à parler d’autrefois
Il ne reste à mon cour qu’à tenir sa gageure
Et laissant l’univers m’envahir de ses voix Être encore une fois sa lumière évidente
Pour dire ce qui fut avec ce que je vois
Te tresserai l’enfer avec le vers du
Dante
Je tresserai la soie ancienne des tercets
Et reprenant son pas et sa marche ascendante
Que brûle ce qui fut avec ce que je sais
Je tresserai ma vie et ma mort paille à paille
Je tresserai le ciel avec le vers français
Je suis ce
Téméraire au soir de la bataille
Qui respire peut-être encore sur le pré
Mais l’air et les oiseaux voient déjà ses entrailles
Pour m’ouïr il n’est plus que soldats éventrés
Déjà mes yeux sont pleins de vermine et de mouches
La nuit emplit déjà mon corps défiguré
Lentement les fourmis ont habité ma bouche
De mon armure noire envahi par le froid
Pourrai-je murmurer mon histoire farouche
À qui les mots derniers où mon souffle décroît
Et de tout ce que j’ai vécu joui souffert
Que vais-je alors choisir que la douleur me broie
Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère
Du profond de soi-même
Enfin que signifie
Ce râle prolongé qu’à tout chant je préfère
À ma prunelle obscure une image suffit
À ma gorge un sanglot une ombre à ma mémoire
Pour tous mes souvenirs cette photographie
Elle est jaune elle est pâle elle a comme des moires
Ma mère y est assise un enfant à ses pieds
Quelqu’un qu’on ne voit pas est trahi par l’armoire
Le flacon sur la table et le presse-papier
Personne ne sait plus aujourd’hui ce qu’ils furent
Ni qu’était ce roman
Maman que vous coupiez… »
Extrait du Téméraire de Louis Aragon (1956)