Un beau dimanche d’automne, le doux friselis des voix et les chuchotis des feuilles chamarrent les hommes, les femmes, et les enfants, tous endimanchés. Ces « petites familles » adoptent le comportement grégaire préconisé, se toisent, se saluent, échangent les banalités de rigueur, comparent les étoffes, épient les voisins, crachent sur les plus démunis ou les plus aisés… Pour ne point éveiller les soupçons quant à mes réelles intentions, je me fonds dans cette masse. Je soulève allègrement mon melon, distribuant sourires et compliments, puis quelques espiègleries, bonbons pour oreilles ingénues et bouches indiscrètes.
Le patinage et le badinage vont pour moi de pair, je scrute le « ring » à la recherche des beaux cheveux, des iris azur, des visages porcelaines, des gorges garnies et des hanches charnues, mise en bouche oculaire appelant au festin des sens. J’observe une femme au loin, elle a cet un air intrépide et une crinière soyeuse, vive et orangée que j’imagine d’un parfum épicé. Je me rappelle qu’elle avait un gant neuf, en chevreau, dont le pouce avait craqué, et elle ne cessait de le frotter nerveusement avec l’index. Aspirée par le tourbillon ondoyant du parquet lustré, elle l’a retiré comme pour se sentir plus libre, plus à l’aise.
C’est là qu’il est tombé, que j’ai glissé jusqu’à lui et l’ai cueilli. Le piège est ouvert, il me reste alors à le refermer. Mais où est-elle passée ? Où es-tu belle enfant ? Je t’ai perdue de vue, ta flanelle pastel n’ondoie plus sous mon regard, il ne me reste que le souvenir d’un mouvement, une image, une odeur, une couleur… La tourmente et l’obsession gagnent mon coeur, et ce gant… J’ai ce gant ! Je le regarde, je le serre fort en mon poing. Sans toi, sans lui, désormais, mon existence a-t-elle seulement un sens ?
Ce gant, ton gant, est fait d’un cuir doux et glacé, doublé de cachemire, lisse et raffiné, avec juste un petit empiècement en métal doré, à peine patiné pour lui donner un aspect usé. Seuls quelques détails floraux délicatement brodés ornent cette pièce de cuir, ciselée juste pour ta main que j’imagine fine et blanche, douce comme le lait, précieuse et agile, lumineuse. Ce gant que je serre contre ma poitrine, ce gant qui me fera pleurer, hurler par monts et par vaux, à travers les feuillus et les épineux, à l’ombre des saules, jusqu’aux printemps, jusqu’aux étés, par les jours citron, les couchants vermeil et les nuits de plomb. Ce gant qui me fera te chercher jusque sous la croûte terrestre. Tel un Titan à ta poursuite, j’affronterai vents et marées, je soulèverai les éléments, je les braverai, je traverserai les pires ouragans pour te redonner ce gant, pour te revoir, ne serait-ce qu’un instant. Il me guidera, me perdra, me fera chavirer, me servira de voile pour naviguer ou de paravent pour me mieux me dérober, où es-tu ma dulcinée ?
Dans mes rêves les plus fous, j’ai bâti mon dogme sur ce gant, souvenir éphémère de ta silhouette. D’objet de désir, j’en ai fait une divinité, je l’ai porté aux nues ; triomphant, sur un char tiré par un cheval ailé, ou au creux d’un temple, adoré. Entouré de prêtres chargés d’ors et de rubis, je le vois enfin vénéré par un peuple dévot et prêt à se sacrifier, prêt à l’entourer de flammes bondissantes et solennelles, écrivant sur lui des volumes et des volumes s’entassant sur les étagères de bibliothèques antiques, attendant ardemment les exégètes fanatiques. Après toutes ces années, je me réveille encore en sursaut, croyant le voir étendu aux côtés d’un angelot aux ailes de mouche crevées, avide et dépouillé, au corps glabre et au visage émacié… Intérieurement je creuse des heures durant, je crée des instants, des mondes où tu es partout, des univers où je te retrouve, des espaces où tu n’es pas et où tu n’as jamais été, je me laisse aller à tous les fantasmes jusqu’à me rendre malade, jusqu’à m’oublier. Ce gant, je le cache, je te cherche, je me cache, je te cherche. Paranoïaque, je finis par m’enfermer, m’isoler. Je me crois suivi, ne fais plus confiance à personne, je ne dors plus la nuit. Je l’observe, le chérit, l’imagine porté, lui crée un mausolée. Désormais, je vis terrifié, derrière de lourdes portes et de vieux volets, me méfiant de chaque bruits, de chaque bruissements, de chaque vies, du moindre insecte au suspicieux goéland. Effrayé qu’on puisse me voler, qu’un ptérodactyle venu subrepticement du passé ne vienne me le subtiliser, je n’existe plus vraiment, j’ai placé tout ce que je suis, tout ce que j’ai été, dans la vénération de ton gant… de ce gant… du gant… de ce simple gant… de ce doux gant… de ce beau gant… de ce gant… ce gant… ce gant…