Playlist Sound-Protest de mars – « Comme un chien ! »

image article Playlist Sound-Protest de mars - "Comme un chien !"

« Ils arrivèrent donc rapidement hors de la ville qui finissait de ce côté-là presque sans transition dans les champs. Une petite carrière déserte et abandonnée s’ouvrait tout près d’une maison d’extérieur encore très urbain. Ce fut là que les messieurs stoppèrent, soit qu’ils se fussent assignés ce but depuis le départ, soit qu’ils fussent trop épuisés pour pouvoir avancer encore. Ils lâchèrent K. qui attendit en silence, enlevèrent leurs hauts-de-forme et essuyèrent de leur mouchoir leur front en sueur tout en examinant la carrière. Le clair de lune baignait tout avec ce calme et ce naturel qui n’est donné à nulle autre lumière.
 Après avoir échangé quelques politesses pour régler la question des préséances – les messieurs semblaient avoir reçu leur mission en commun – l’un d’entre eux s’approcha de K. et lui retira sa veste, son gilet et sa chemise. K. frissonna involontairement ; le monsieur lui donna dans le dos une petite tape d’encouragement, puis il plia soigneusement les vêtements comme des choses dont on aura encore besoin dans un temps qu’on ne peut pas prévoir. Pour ne pas exposer K. immobile à la fraîcheur de l’air nocturne, il le prit ensuite sous le bras et lui fit faire les cent pas pendant que l’autre monsieur cherchait dans la carrière un endroit qui pût convenir. Lorsque cet endroit fut trouvé, le monsieur fit signe à son collègue qui amena K. jusque-là. C’était tout près de la paroi ; il s’y trouvait encore une pierre arrachée. Les messieurs, assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête dessus. Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et malgré toute la complaisance qu’y mettait K., sa position restait extrêmement contrainte et invraisemblable. Aussi l’un des messieurs pria-t-il l’autre de lui confier pour un instant le soin de disposer K. tout seul, mais les choses n’en allèrent pas mieux. Ils finirent par le laisser dans une position qui n’était même pas la meilleure de celles qu’ils avaient déjà obtenues. L’un des messieurs ouvrit ensuite sa redingote et sortit d’un fourreau accroché à une ceinture qu’il portait autour du gilet un long et mince couteau de boucher à deux tranchants, le tint en l’air et vérifia les deux fils dans la lumière. Ce furent alors les mêmes horribles politesses que précédemment ; l’un des deux, allongeant la main au-dessus de K., tendit à l’autre le couteau, l’autre le lui rendit de la même façon. K. savait très bien maintenant que son devoir eût été de prendre lui-même l’instrument pendant qu’il passait au-dessus de lui de main en main et de se l’enfoncer dans le corps. Mais il ne le fit pas, au contraire ; il tourna son cou encore libre et regarda autour de lui. Il ne pouvait pas soutenir son rôle jusqu’au bout, il ne pouvait pas décharger les autorités de tout le travail ; la responsabilité de cette dernière faute incombait à celui qui lui avait refusé le reste de forces qu’il lui aurait fallu pour cela. Ses regards tombèrent sur le dernier étage de la maison qui touchait la carrière. Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en lançant les bras en avant. Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.
 Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.
 « Comme un chien ! » dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre. »
Extrait du Procès de Franz Kafka.

Partager

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.