Playlist Sound Protest d’avril – Nature Morte.

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Dans le brouhaha du marché, de l’aube au crépuscule, les camelots rangés en corporations bien définies emplissent leurs étals d’abondance indécente : de bric, de broc et de mille choses, victuailles mortes ou vivantes. Dans cet épicentre, fourmilière urbaine, un vieil homme à l’aspect inconsolable, sorte de corde rongée par l’iode et trop souvent privée d’oxygène, vient négligemment jeter les fruits de sa chasse fluvio-marine. Il se meut lentement, ronce à l’allure transhumaine, batracien desséché pataugeant dans l’écoulement saumâtre des échoppes de marée.
Au milieu de cet assemblage d’odeurs et de sons visqueux, de profusion insensée, déambulent des cohortes de badauds fuyant la chaleur écrasante. Pieds solidement sanglés, cuirs fripés par les années et jambes semblables à des cartes routières. Ils s’agglutinent et grouillent comme des cochons de Saint-Antoine surpris sous une écorce pourrie. Ils claudiquent et tâtonnent, avides et alléchés par des rêves de papillotes et de court-bouillons, comptent leur menue monnaie, se délectent du même spectacle, d’étals en étals.
Sur le billot d’un quelconque mareyeur, du regard, on suit une daurade. Son histoire, on la connaît, un drame en trois actes :
D’alevin à « belle aux sourcils d’or », long est le chemin mais courte est la vie. Dans les eaux vertes, il faut se déplacer avec vigueur, affleurer, effleurer et entre les rocs glisser, prestement, danger toujours imminent. De plancton en mollusque, dévorer, rester vif et méfiant. Une hésitation. Un hameçon. Alors, elle est extirpée, déportée, ballotée, étourdie et assourdie. Elle se débat dans le noir. Enfin, balancée sur une table, définitivement expropriée, dépossédée de l’élément vital. Dans un mouvement rapide des branchies, asphyxie. Un dernier soubresaut, et dans un frétillement frénétique, la vie s’éclipse. 
Tchac ! Tchac ! Tchac ! Trois coups sont donnés. Les bancs de curieux observent le ballet-poisson mis en scène par un grand émacié au regard aigrefin et au sourire crénelé. Dans la criée, salle de torture pour suppliciés muets, une série d’onomatopées douloureuses et une succession de gestes robotiques ouvrent le carnaval « des écailles luisantes » : sorte de grand défilé, bien organisé, du filet au filet. Sous les hourras des consommateurs, le fameux lit de glace fait son entrée : vaste et macabre parade de crustacés crucifiés, d’écrevisses estropiées et de crevettes empalées, ambiance pinces sans crabes.
Certains gisent à demi-évidés, d’autres bées, la bouche déformée et le dos raclé. Ils sont entassées par milliers : coquilles agonisantes, carapaces et antennes, étreinte tentacules ; tristes congénères, honteux, immobiles, comme momifiés, se désespérant de leur liberté, de leur dignité, attendant que le chaland daigne les faire disparaître au fond de son gosier. Notre daurade trône, une mirette brillante, un oeil borgne, dans ce tableau laid et humide, fait de vase, de viscères et de sang. Gouache de réalité coulant d’une plaie béante, vulgaire et brillante, charogne.

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