[ Report ] ANNA VON HAUSSWOLFF @ Paris, le 09/12/21

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Jeudi 9 décembre, 13h27, je me dirige vers la gare de ma petite commune de province afin de me rendre à la capitale pour le concert d’Anna Von Hausswolff. Dans la poche de mon jean délavé, un courriel vient faire vibrer mon téléphone. C’est l’organisateur du concert qui me remercie de mon soutien et qui m’indique que le concert aura bien lieu mais que l’endroit a changé. La nouvelle adresse y est inscrite, avec en gras une inscription qui m’a frappé : « Pour la sécurité des spectateurs, nous vous remercions par avance de ne pas diffuser l’adresse du concert sur les réseaux ou par tout autre biais ». 

Je vais donc me rendre à un concert où la sécurité pourrait ne pas être garantie si cela venait à se savoir. Je relis deux ou trois fois le message, regarde la date. Je vous avoue ne pas tout comprendre. On est bien en 2021 et le concert d’Anna Von Hausswolff qui devait se tenir à l’église Notre-Dame du Bon-Port de Nantes le 7 décembre, soit deux jours auparavant, a été annulé suite à des pressions d’un groupe de catholiques extrémistes convaincus de l’aspect démoniaque et sataniste de l’artiste. Les individus qualifiés d’intégristes par des élus locaux et certains religieux ont ainsi bloqué les entrées du lieu de culte… À priori la pression et la peur d’un trouble à l’ordre public sont telles que la date parisienne est menacée. Je me dis alors : les concerts sont en accord avec les églises et les ecclésiastiques. Elle a déjà joué plus de quarante dates dans différents lieux de culte à travers l’Europe, elle est venue y présenter son oeuvre pour orgue « All Thoughts Fly » et c’est chez nous, en France, « le pays des libertés », que ça coince. Ce n’est pas possible. 

Quelques clics sur les réseaux sociaux m’ont fait entrapercevoir ce que je craignais : « cette petite histoire » résume assez bien la fracture permanente dans laquelle ce pays vit, un carambolage idéologique sans queue ni tête où les seules lois sont « le bon mot » et l’insulte. J’ai rapidement jeté l’éponge de chercher à savoir ou à comprendre pourquoi, à prendre parti ou à essayer de convaincre, de contraindre par une dialectique poreuse. Tout cela est inutile. J’aurais pu vous proposer ici une digression sur le thème mais je n’ai pas pour vocation, ni pour envie, de me servir de ma passion, et de ses articles comme d’une tribune politique. D’autres le font mieux que moi. Les évènements ont d’ailleurs bien vite été repris ( puis aussi vite oubliés ) par la presse nationale. Libé’ en a même fait sa une. Il est plutôt de mon devoir de laisser ça de côté et de me concentrer sur ce pour quoi je me suis rendu à ce concert : la musique.

Il est maintenant 19h47, et je me trouve Porte Maillot, à quelques encablures de l’église Saint-Eustache, là où devait se dérouler initialement le concert. Je me dirige vers l’Église Unie Protestante de l’Étoile qui a bien voulu recevoir l’artiste en urgence pour que la culture triomphe et que cette soirée ait tout de même lieu. Quelques personnes sont déjà en train d’attendre, tranquillement, dans le froid parisien. À priori, rien n’empêchera le bon déroulement de la soirée et c’est tant mieux. On rentre tranquillement dans l’église et on s’installe comme on peut, cherchant le bon endroit, tout le monde quasiment étant de dos à l’orgue, la vraie star du soir.

21h passé et les bancs sont désormais pleins, l’ambiance s’apaise, les discussions s’amenuisent, on entend le bois de l’escalier menant à l’orgue grincer. Anna Von Hausswolff passe la tête au dessus de la rambarde, reçoit une salve d’applaudissement et prend place à la poupe de son navire sonore et chimérique. Puis le silence. Les lumières rougissent jusqu’à nous envelopper complètement de pourpre. On perçoit désormais le souffle des tubes, la respiration de l’orgue. Ça commence… 

Les yeux fermés, on se laisse envahir par la puissance de l’instrument. Anna Von Hausswolff va interpréter ni plus ni moins que « All Thoughts Fly » dans son intégralité. Si je connais l’album, il faut avouer que j’ai été surpris par l’aspect live qui fait ressortir des aspérités et des textures bien différentes que ce qu’on peut entendre sur l’album. Et c’est plutôt un bon point. Je n’avais pas remarqué à quel point certains titres étaient subtilement imprégnés de drone, de vagues immersives qui vous font plonger en introspection et distordre la réalité de l’instant. L’orgue à tuyaux est un instrument connoté ( preuve en est, il est difficile d’en trouver en dehors d’une église ), et nous sommes conditionnés en tant que personnes issues d’une tradition occidentale dite judéo-chrétienne à le voir comme un outil, un objet cérémoniel. Mais justement, le tour de force d’Anna Von Hausswolff réside dans sa faculté à se l’approprier et à nous le faire oublier. 

En ce lieu pourtant si particulier, la musique de « All Thoughts Fly » arrive à nous éloigner de toute cette densité liturgique, de ces grappes de notes chargées d’ondes religio-culturelles, de ce trop-plein de signification pour se placer sur un plan plus personnel mais néanmoins spirituel et sur les aspects les plus organiques de la musique, et nous force ainsi « à écouter, à libérer l’esprit et à le laisser errer ». Elle se rapproche de la sphère intime, le souffle et le bourdon de l’orgue collant parfaitement aux respirations et aux battements du corps. On s’attache d’ailleurs moins aux mélodies produites qu’aux mouvements même de la musique, sorte de lente cyclothymie sonore qui ne saurait faire défaut aux soubresauts de l’âme humaine.

Les titres défilent et le public semble bercé, détaché, dégagé par cette beauté mélancolique et presque irréelle qui s’écoule en transitions fluides et vastes, en calme puis en intensité, en harmonie et en dissonance, en inspiration et en expiation. Les compositions atteignent sans coup férir et d’une manière universelle, c’est à dire par les sens, leur but initial : le coeur et l’émotion. Les lumières se rallumeront au bout d’une heure. Anna Von Hausswolff, son équipe et les organisateurs auront droit à une standing ovation bien méritée après tout ce marasme médiatique. 

Il est presque 23h et je m’engouffre dans le métro, encore un peu hébété. La polémique, je ne la comprends toujours pas. Il suffit d’entendre la musique d’Anna Von Hausswolff pour se rendre compte qu’elle n’a rien de sataniste ou d’anti-religieuse. Bien au contraire, elle « explore le monde de l’orgue et fait résonner l’instrument d’une manière singulière. Sa musique défend également des causes vivement actuelles comme celle de la femme et celle encore de la nature en souffrance. »  ( cf. Père Yves Trocheris, curé de Saint-Eustache ).

Cependant avec l’aide des réseaux sociaux, les braises de la controverse ont essaimé et voilà que les concerts belges semblent aussi menacés ou du moins sous le coup de la contestation. Heureusement, certaines personnes se battent et combattent l’ignorance et l’obscurantisme par l’art, la culture et l’éducation pour que l’on ne revoit jamais fleurir ce bûcher des vanités si cher à la république de Savonarole.

 

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