CONVERGE : L’affaire Jane Doe !

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L’album « Jane Doe » de CONVERGE et l’artwork conçu par le frontman Jacob Bannon en 2001 fêtent cette année leurs 20 ans. Devenu emblématique, l’image de Jane Doe est une icône de la scène punk-hardcore. Quiconque écoute du metal a déjà vu ou au moins aperçu cette pochette culte qui s’est au cours des années déclinée en merch’, en ré-interprétation, en tatouage pour les fans etc.

Dans un récent post Instagram, Audrey Marnay, une mannequin française affirme qu’elle est l’inconnue, la Jane Doe de la pochette… Photo à l’appui, tirée du numéro de mai 2001 de l’édition italienne du magazine Marie Claire, on ne peut pas le nier la ressemblance est frappante, l’inspiration claire et confirmée par Jacob Bannon lui-même quelques heures plus tard. Stupeur et tremblements sur les réseaux sociaux, après la sacro-sainte pochette de NIRVANA récemment égratignée, voilà que l’on « s’attaque » à un autre monument, certes plus underground, mais quand même. Maintenant, je tiens à décorréler ces deux évènements qui, même si ils traitent d’artwork, n’ont sensiblement pas grand chose à voir.  

Concentrons-nous donc sur CONVERGE. Bannon nous explique qu’il s’agit bien de l’une des sources du pochoir original de Jane Doe : « La plupart de mon travail a toujours été (et est toujours) basé sur le découpage/collage. Des centaines d’images ont été photocopiées et repeintes/encrées dans un style libre pour créer l’artwork de l’album. » À ce moment là, pour moi, l’affaire est close. L’art n’a eu de cesse de prendre et de déformer les figures du passé sans avoir à rendre de compte… Un imitateur imite, certes, mais il transforme et s’approprie les choses. L’exemple de Francis Bacon pris par Bannon en est parfait : le peintre américain a détourné, déstructuré, « saccagé » des dizaines de fois le portrait d’Innocent X de Diego Velasquez. Picasso a détourné « Las Meninas » de Velasquez aussi pour en créer une de ses toiles les plus iconiques. En son temps Raphaël a lui copié Le Pérugin et d’autres pairs. Et que dire alors de l’art sériel, la wahrolisation des publicités ou des photos de stars/mode ? Des exemples dans l’art, des hommages, il n’y a que ça, sachant que tout le monde se réclame d’un père/pair ou d’inspirations parfois saugrenues. C’est le propre de l’art, il n’y a jamais de rupture stricte et réelle entre deux courants, il y a des filiations, des réactions ou des oppositions.

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“Hey Converge, c’est Jane Doe. On peut parler ?”. 

La phrase accompagnant le post d’Audrey Marnay semble limpide. À la vue de ce post, j’ai eu une réaction qui peut sembler un peu idiote voire violente. Je me suis dit : « donc une mannequin s’étonne de la marchandisation de son corps ». Dans notre monde, dire cela est immédiatement sujet au courroux des êtres avides et enragés qui peuplent les réseaux sociaux. Vu qu’on aime faire des ponts et  des connexions « déconnectées », on a tout de suite fait des liens entre mes propos et la prostitution, la pornographie et j’en passe, tout pour emmener la conversation vers des extrêmes, vers un débat idéologique ( dont les réseaux sont friands ) et certainement me targuer de misogynie ou m’attaquer sur des discours de genre. Évidemment, cela n’a absolument rien à voir. Je modère donc mon propos tout en continuant d’affirmer que je ne comprend pas qu’un modèle s’étonne de l’utilisation ou de la réutilisation de son image ( et donc de son corps ) à des fins mercantiles. Point.

Ensuite permettez-moi aussi de m’étonner aussi du délai, plus de vingt ans après la parution de la photo incriminée et vingt ans après la sortie de l’artwork, et du silence de Marie Claire sur les faits. J’en reviens donc à la phrase initiale du post : “Hey Converge, c’est Jane Doe. On peut parler ?”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Après tout, on est en droit de se poser la question : que réclame cette personne ? Quel est le propos sous-jacent ? Je ne me lancerai pas dans un débat sur les droits et les lois, n’étant pas formé à cet effet. Après si c’est un moyen détourné de mettre en lumière le problème des droits et de mieux protéger les modèles et la postérité de leur image, je trouve la réflexion intéressante. 

En effet, sur un toute autre échelle la fille d’Alberto Korda, l’auteur de la célèbre photo d’Ernesto « Ché » Guevara, que l’on voit fleurir sur les étals des marchands de babioles, déclinée en tasse, casquette, t-shirts etc. et produits dans les usines du tiers-monde comme un joli pied de nez idéologique, se bat pour faire reconnaître les droits d’auteur de son père et protéger son image. De même que la fille de Guevara qui se bat aussi pour qu’on arrête d’exploiter l’image son père pour de la glace ou de la vodka bon marché… Que dire aussi de « La jeune Afghane aux yeux verts » Sharbat Gula, qui, en couverture de National Geographic en 1985, a rendu riche et célèbre auteur et magazine, qui a hypnotisé et surtout ému le monde entier,  mais qui n’a obtenu « récompense » qu’en 2002 lorsque l’auteur de la photo Steve McCurry s’est décidé à la retrouver et à lui offrir un compensation financière, elle qui vivait en réfugiée au Pakistan dans le dénuement le plus total. D’ailleurs, elle est retournée en Afghanistan et depuis le retour des Talibans au pouvoir, on est sans nouvelles d’elle. 

Des histoires comme ça il y en a des centaines, des drôles, et des moins drôles. Et elles méritent d’être mises en lumière mais on est quand même bien loin de notre polémique puisqu’on parle ici d’une oeuvre d’art. En tout cas, pour CONVERGE, l’artwork est culte, et il le restera. On ne l’effacera pas, n’en déplaise à certains. Le groupe ne va pas revenir en arrière, c’est trop tard. Après, je me dis qu’il apparait peut-être plus gênant pour une mannequin de renommée internationale ( j’avoue ne pas du tout connaître cette personne mais bon ) d’être une égérie du mouvement punk-hardcore que du pop-art et elle n’en aurait certainement pas parlé de la même manière si la photo avait été reprise/retravaillée puis diffusée à de fins artistiques par des personnages un peu plus trendy et bankable comme Banksy ou C-215… Maintenant, si le but de la manoeuvre de Marnay est financier, je pense qu’elle risque d’être fortement déçue par « le luxe et l’opulence » du milieu punk-hardcore.

Vu que notre société aime désormais faire des ponts biscornus, glissants et impraticables, je vais en faire un et amener le débat sur le territoire des idéologies : personnellement, je pense qu’il y a peut-être d’autres croisades en ce monde et plutôt que de s’attaquer à l’art produit par Bannon et à CONVERGE, on devrait regarder du coté de Marie Claire ( et consorts ). Un magazine détenu par un holding de presse français et dont les tirages ( plusieurs centaines de milliers ) s’étalent sur les murs des rues du monde entier, et qui en 2021 continue encore et toujours de véhiculer une image occidentalisée, idéalisée, une vision souvent masculine et tronquée de la femme. Et personne de se poser la question, de s’inquiéter de la disparition de son cahier « Femme » ? Cahier qui a rassemblé de 1976 à 1990 une partie des idées féministes et des articles de fond sur les femmes, faits par des femmes, et s’adressant à des femmes, un cahier passionnant et bien loin du cliché d’une presse féminine « souvent perçue comme un lieu privilégié de production et de reproduction des stéréotypes autour de la beauté, de la conjugalité hétérosexuelle ou de la répartition des taches dans le foyer ». ( pour aller plus loin sur cette piste je vous laisse découvrir ce très bon article de Bibia Pavard dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2017/4 N° 136 ).

Pour finir, rappelons que « L’objectif initial de l’artwork était de créer des formes fantomatiques qui incarnent le concept de Jane Doe. Dans la re-création, les identifiants sont retirés des formes physiques, rendant tous les humains racontables et stoïques. Nous voyons ce que nous voulons voir en eux, et c’est souvent une réflexion sur nos propres expériences de vie ». À sa manière, Bannon semble vouloir détourner et donner un sens nouveau à la gravure de mode. Ici, il l’anonymise, la pose en négatif pour mieux la désincarner, la coucher définitivement sur cette table en inox entourée de carrelage blanc, avec quelque part l’idée de tuer la/les mode(s) et la/les tendance(s).

Bref, ce qui est dommageable c’est que toute cette polémique a fini par effacer peu ou prou la musique : une pochette n’est qu’une illustration, l’oeuvre, « la vraie » est à l’intérieur. Alors un conseil : écoutez Jane Doe , écoutez CONVERGE, allez les voir en concert, car si vous avez déjà vu sa pochette c’est bel et bien parce que c’est un monument musical, un album culte. Et ça personne ne lui enlèvera…

 

 

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