Playlist Sound-Protest de septembre – La rentrée.

image article Playlist Sound-Protest de septembre - La rentrée.

Moi, assis, seul sur un banc de bois parsemé de quelques résidus de chewing-gum. Gravés machinalement ou graffés au blanco : des dates, des noms, des insanités, quelques traces, et des histoires. Autour, gravitent des hordes de gosses excités, cartables colorés lourdement chargés, fraîchement débarqués de leur rentrée. Ils sont là, pimpants et habillés de neuf pour l’occasion. Comme tous les ans, ils jouent, babillent, pignoufent, armés de leurs vélos ou de leurs trottinettes, heureux de se retrouver, de se raconter, aussi innocents qu’insouciants.
Je me revois à leur place. Déjà si longtemps. Sensation diffuse de malaise. Je suis tellement heureux et frivole que j’en oublie de mémoriser chaque instants, d’engranger les souvenirs, de les enfermer dans les alvéoles de mon cortex larvaire. Aujourd’hui, assis sur ce banc de bois, je gratte le chewing-gum sec en essayant de me remémorer mes pensées et mes idées… De cette période charnière, je ne garde que des impressions confuses, quelques bribes de sensations et des mots, rieurs pour certains, creux pour la plupart. Frustration.
J’aimerais me souvenir de plus, de mes sentiments, de mes pensées, de mes relations avec les autres, avec le monde des « Grands ». À la place, je revois ces deux pulls jetés à la va-vite dans la cour de récréation et moi, courant le ballon. Je peux citer les noms farfelus de ces bonbons trop flous et acides pour être honnêtes : Fraisoo, Karabool, Skittles. Tête(s) Brulée(s). Cramé.
Aisément, j’(re)hume la reine des colles, et m’emploie à faire l’inventaire de mes fournitures : intercalaires, compas, rapporteur, équerre, cahiers de brouillon aux pages grises, cartouches d’encre, critérium et gomme, copies doubles à petits ou à grands carreaux jaunies, marge rose, bic quatre couleurs, et le bruit du crayon de papier. Sorte d’empilement nostalgique de termes désuets, mais nulle empreinte de mes questionnements enfantins. Rien sur le charivari intérieur, le naufrage affectif que j’aurais pu éprouver suite à un évènement, une mauvaise action ou une désillusion amoureuse. Nul amour ou haine d’ailleurs. Rien. Que des futilités, des images Panini, des coupes au bol et une temporalité confuse dont je ne peux me contenter. Anorexie cérébrale.
Assis sur ce banc, j’ai la sensation de n’avoir rien vécu, ou du moins rien retenu qui soit important à mes yeux désormais ( trop ) adultes, que je suis passé à côté. L’excavation mémorielle est empêchée, bouchée, enlisée dans les vestiges d’un imaginaire collectif créant ces souvenirs universels et factices, naïfs et « vintage ». Mais où s’en sont allés mes jours de rentrée ? Où s’en est allée ma vie d’écolier ?
J’ai beau me concentrer à m’en donner la migraine, je ne vois rien, perdu dans un labyrinthe de synapses et de neurones, je n’arrive pas à atteindre la précision proustienne ; rien ne bourdonne, et j’en viens à penser qu’aucune ouvrière n’a nourri mes cavités corticales de son nectar mémoriel. Je commence à croire que c’est pour cela que je me suis mis à écrire : pour me souvenir et essayer de rattraper une partie de mon histoire, pour arrêter d’oublier et d’effacer immédiatement après avoir vécu. Un peu comme ce banc de bois, sali et usé par le temps, je grave des mots, des sentiments, des sensations, y met le plus de sens possible, dans une quête infinie de me rappeler ce que je suis ou ce que j’étais, de me rappeler enfin de ma rentrée.
À chacune de mes pensées, j’attache maintenant une flopée de mots, de néologisme, de mots-valises, mes mots chouchous, mes mots doux. Désormais, j’ai du mal à m’arrêter, je ne veux plus (m’)oublier, je ne peux pas, je m’échappe puis me retiens sur papier vélin, je me cherche et me trouve, mettant le plus possible de moi, remplissant tout de mes mots, de virgule en virgule, je fuis le point, je cite, je récite, plante des guillemets comme des piolets, m’aventure en emphase et en digression, flux permanent prévenant toute régression… Mécanique bien huilée : je pense, je vis, j’écris, je pense, je vis, j’écris, je pense, je vis, j’écris, dans un élan incessant, jusqu’à ces trois derniers points auxquels, pétri d’angoisse, je me suspends…

Partager