Cela fait plus de vingt ans que AMENRA entretient le culte, notamment grâce à ses représentations particulièrement intenses et cathartiques ( dont je doute parfois de l’utilité, mais qui suis-je pour en juger ? ), et de son chanteur charismatique, vingt ans qu’il entretient cette communion si singulière avec son public. Sortant une à une leurs messes ( de I à VI ), ces descendants du grand NEUROSIS, cousins belges de CULT OF LUNA, explosent ainsi les codes du sludge et de tout ce que l’on peut mettre derrière le terme post’ grâce à une esthétique personnelle, mélancolique et bi-chromatique mais avec ce côté plus rude, plus âpre, d’un vétéran de la scène hardcore flamande.
Comme un véritable sacerdoce, le groupe a toujours été guidé par une volonté purificatrice, de renouveau par la douleur et le souvenir, par le rituel qu’il s’impose et qu’il nous impose par la même occasion. Depuis ses débuts, il a construit ses différents chapitres comme des monuments colossaux de partage, totems de transcendance et de guérison par l’expérience sonore ( voire physique ). Toujours dans cette quête in-finie, le groupe a aujourd’hui décidé de muter, de sortir du carcan liturgique de ses « Mass » pour nous proposer une cérémonie différente baptisée « De Doorn ».
Tout d’abord, « De Doorn » ( L’épine ) a été composé à la suite d’un « rituel » donné au musée d’art contemporain de Gand et se place donc dans la continuité de la représentation vivante tout en conservant l’intimité d’un son studio. De fait, la dynamique de l’album se veut plus aérée, plus aérienne par moment, plus ample et plus lâche que les autres messes. Il est une invitation à traverser l’obscurité vers la lumière.
Il est également le premier album d’AMENRA a être entièrement chanté en langue flamande, lui conférant ainsi un profond enracinement dans la culture locale, un ancrage dans la région d’origine du groupe. Mais il est aussi pour les auteurs un meilleur média pour faire passer ses sentiments, une gamme d’expression plus acérée et disons facilitée par l’emploi de la langue maternelle. On peut d’ailleurs y voir un hommage à la Kleinkunst, musique folk’ flamande, peu connue par chez nous ( tout comme la langue flamande ) mais très tournée vers la narration réaliste et le social, qui pourrait se rapprocher d’un Jacques Brel pour nous*.
Maintenant, musicalement, l’album alterne entre passages ambiants, silences méditatifs, atmosphères tendues et explosions saturées. Dès « Ogenstroost », on retrouve le même procédé, le même rituel consistant en quelques notes ou quelques accords, répétés jusqu’à saturation. Ces boucles courtraisiennes pulsent jusqu’à l’étourdissement, l’écrasement sous les cris ou sous les mots de Colin H. Van Eeckhout et de Caro Tanghe ( OATHBREAKER ) venue prêter main forte au groupe sur la quasi totalité de l’acte.
Les autres titres fonctionnent à peu près tous de la même manière et pourtant on reste hypnotisés, inondés de sens. On regarde la bête bicéphale et sombre se mouvoir, se répondre, se répandre et se transformer sous nos yeux et nos oreilles, exorciser ses peurs et ses douleurs, flamboyer jusqu’à la rupture. Le contraste est tel entre les atmosphères désolées et le tonnerre des riffs, les transitions tellement brutes ( « Voor Immer » ), qu’on a rarement vu AMENRA aussi puissant et aussi fragile à la fois. Et pourtant, on les sent à l’aise dans l’exercice, on sent que l’acte les régénère, les rend plus forts.
À travers « De Doorn » et son visage ambivalent, parfois blême et stoïque, parfois tordu et saturé d’expression baconnienne, sans cesse balayé par les flux et les reflux de toutes les passions passées et présentes, AMENRA semble donc chercher à ( se ) transformer, à mettre de la beauté dans la douleur, du renouveau dans la fin etc. À la manière d’un cilice, cette épine est donc autant une ode à la souffrance qu’à son dépassement, et il nous rappelle ainsi notre propre condition, notre fugacité. Chaque seconde écoulée étant le début d’un nouveau délitement, d’un nouvel échec, mais aussi d’une victoire sur les douleurs qui nous entourent, et que la lumière salvatrice dans une nuit noire n’est parfois qu’une lueur vacillante ne tenant qu’à un fil.
* D’après ce que j’ai compris, les sources n’étant pas très facile à trouver.