[ Chronique ] ENSLAVED – Utgard ( Nuclear Blast )

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Malgré son appartenance au noyau dur de la scène black metal norvégienne des années 90, j’ai l’impression que ENSLAVED a toujours eu une place à part dans mon coeur et dans le coeur du public. Rapidement, ils se sont distingués de leurs confrères en allongeant leurs compositions, en modifiant les structures « classiques » du style nordique par l’adjonction d’influences plus progressives pour finir par devenir un incontournable de la scène, tout en gardant pure et louable leur ligne de conduite.

Les deux principaux protagonistes de l’affaire, Ivar Bjørnson et Grutle Kjellson, héros discrets, continuent d’années en années à affiner leur oeuvre. Imperturbables mais ambitieux dans le résultat, le duo ne nous avait pas surpris mais conforté avec le fabuleux « E » paru il y a trois ans, alors qu’à l’aune de « Utgard », il semblerait que le groupe ait choisi de nous prendre non pas à contre-pied, mais légèrement à rebrousse-poil et donc nous apporter juste ce qu’il faut de changement, de frisson, ce sursaut de peur dont nous avions tant besoin…

Pas forcément un grand féru de culture nordique ( surtout quand on voit à quel point elle peut être galvaudée, dévoyée et ridiculisée dans le milieu metal ), j’ai donc été chercher à quoi pouvait bien correspondre le titre de l’album. « Utgard » est un terme qui peut exprimer un nombre infini de choses, y compris être une métaphore ou faire référence à une sphère onirique. Dans la mythologie nordique, c’est l’énorme forteresse où vivent les Géants. Un paysage où la folie, la créativité, l’humour et le chaos cohabitent et où les dieux d’Asgard n’ont absolument aucune emprise. Elle est aussi une citadelle faite de blocs de neige et de glaçons scintillants dont le maître se prénomme Utgargloki, principal lieu d’une aventure, d’une bataille connue comme la seule défaite de Thor dont la force pure n’a été d’aucune utilité face à l’intelligence et la magie de l’endroit…

L’album est donc un voyage dans et à travers Utgard, un album concis, direct, au contours certes ésotériques mais assez bien définis et donc facilement abordables et assimilables par une large audience. On y aborde un ENSLAVED que l’on n’avait encore jamais vu jusqu’à maintenant, avec des paysages sonores frais et captivants évoquant plus la brillance que l’obscurité, même si celle-ci reste présente en tant que miroir, en tant que dualité. On plonge dans un imaginaire très lyrique, où les idées nous assaillent, nous pénètrent et fourmillent à chaque recoins. À ce titre, je comprends mieux le nom « Utgard » comme un état d’esprit, un renouveau, et surtout en lien avec le mythe ( un endroit où les dieux d’Asgard n’ont absolument aucune emprise ) qui, transposé au groupe, semble le détacher encore un peu plus de ses pairs.

Jusqu’à présent, la musique d’ENSLAVED offrait de courts moments de répit ou de grâce, des voix claires comme des murmures fantomatiques jaillissant du chaos et de l’artillerie noire. Avec « Utgard », c’est un nouvel ordre, un nouvel équilibre qui nous est amené, entre l’obscurité et la lumière, leur laissant un temps et un espace équivalents, tout en raccourcissant le propos comme si le groupe voulait nous donner un condensé de son essence et des mélodies qui vous rentre dans la tête pour ne plus jamais en sortir. On passe d’un désordre froid et sauvage à une splendeur rayonnante et épique en quelques instants et sur un rythme implacable, presque sans pouvoir reprendre son souffle. On remarque parfaitement ce nouveau paradigme sur des titres comme « Flight Of Thought And Memory », « Homebound » ou « Fires in the Dark » où les chants se mêlent et se complètent dans une dynamique qui semble des plus faciles et des plus naturelles.

De plus, des titres comme « Urjotun », que j’ai bien du mal à définir – Electro-Krautrock-Killing-Joke-vibes – et aussi « Distant Seasons » qui embrasse à pleine joue le rock progressif des 70’s, sont de véritables pépites pour moi, même si ils s’éloignent encore un peu plus du pur ENSLAVED, proposant une lecture totalement différente et passionnante du groupe…

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Je ne vais pas vous cacher que ce nouvel album risque fort de faire des mécontents. J’entends d’ici « les vendus ! », « poseurs ! » et autres « c’était mieux avant », il est clair que l’album va partager, décevoir ou encenser, et c’est parfaitement logique puisqu’il va toucher un public plus large. De mon côté, je vois plutôt « Utgard » comme une expérimentation, une petite fraîcheur, un risque à prendre pour évoluer. Et puis, si il est vrai que le metal extrême reste souvent bien au chaud dans son petit corset, cela fait du bien de voir ENSLAVED, un chef de file, délacer un peu son étreinte et s’offrir une belle inspiration, sans non plus oublier complètement ses racines.

Maintenant, je ne sais pas de quoi sera fait l’avenir, je ne sais pas si ce virage est définitif : à savoir si le groupe compte délaisser son mysticisme élitiste pour une spiritualité plus oecuménique ou si il n’est qu’une escarmouche en territoire populaire. Ce qui me saute aux yeux c’est que ce binôme Bjørnson / Kjellson est toujours aussi fructueux après trente ans de collaboration, qu’il continue de nous apporter de nouvelles idées, des concepts éloquents et une musicalité riche. « Utgard » est donc un album de caractère, extra-ordinaire, spontané et qui combine les éléments progressifs et extrêmes avec beaucoup d’élégance. À écouter et à ré-écouter, autant que possible.

 

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