En 2016, l’Américano-Suisse Manuel Gagneux, le maître à penser derrière ZEAL & ARDOR, prenait d’assaut le Monde avec son premier album « Devil Is Fine ». Ses sonorités, ce mélange de gospel, de spiritual et de sons metal/black metal, avaient résonné comme un coup de tonnerre dans le microcosme métallique. Les élitistes s’étaient empressés de détourner le regard de peur d’ouvrir leur esprit à queque chose de totalement inédit, beaucoup ( dont nous ) avaient plutôt écarquillé les yeux et ouvert grand les pavillons afin de recevoir l’offrande, la Création. Grâce à un talent insoupçonné, une voix extraordinaire et une musicalité hors-du-commun, Gagneux a donc donné naissance au concept ZEAL & ARDOR, avec comme intention primaire de dépeindre des émotions uniques et terrifiantes, l’histoire de l’Amérique esclavagiste, mais du côté du Démon.
Je m’explique : Imaginez si les esclaves nord-américains n’avaient jamais connu le christianisme, si l’on ne leur avait jamais imposé ; imaginez si, au contraire, ils s’étaient rebellés spirituellement. Imaginez-les canalisant leur espérance, non pas sur un Seigneur bienfaiteur ( qui de toute façon n’a sauvé personne ), mais sur ce qui se cache malicieusement sous ce Seigneur, dans les tréfonds. Le Démon, le Diable, le Mal, appelez-le comme vous voulez mais ce que craignait le plus l’homme blanc puritain… La musique de ZEAL & ARDOR pourrait donc être celle qui ressemble le plus au « spiritual satanique ».
En 2016, le gros reproche que l’on avait fait à ZEAL & ARDOR était alors l’aspect beaucoup trop décousu de son premier album, ce sentiment que l’on avait à faire à une collection de titres, sans cohérence et avec un son dont la qualité équivalait la quantité. Une sorte balbutiement, quelque chose de très prometteur mais de pas assez abouti. Avance rapide jusqu’à aujourd’hui : voilà notre cher Gagneux prêt à dévoiler son second opus, « Stranger Fruit »…
Et on peut dire que le bougre a réussi son coup car dès les premières notes, on se rend compte que « Stranger Fruit » est bien plus qu’une simple suite, plus qu’une simple continuité de « Devil is Fine ». C’est une expansion totale de tous les thèmes, de tous les concepts, idées et émotions issus de ce premier opus. « Stranger Fruit » a une identité plus affirmée, donc plus forte, et un concept désormais parfaitement ficelé, beaucoup plus travaillé. On sent, on sait que Gagnez a pris plus de temps pour générer ses émotions, construire sa musique et ses arrangements. À un point qu’il ferait preque passer « Devil Is Fine » pour un premier essai et « Stranger Fruit » pour le premier véritable album du groupe.
Dès le début de « Gravedigger’s Chant », on voit queZEAL & ARDOR a choisi de se diversifier encore un peu plus. La fusion des voix et des arrangements gospel-blues-soul aux riffs noircis au métal se révèle très accrocheuse et vise un auditoire sans nul doute plus large, tout en étant beaucoup plus heavy. Le choix de la star Kurt Ballou ( CONVERGE ) et de Zebo Adam à la production n’y est certainement pas étrangère. On ressent immédiatement que tout est plus clair, plus aéré et d’une très grosse qualité sonore, notamment sur la batterie et les guitares. De même, la majorité des titres collent à une moyenne de 3 minutes, ce qui maximise encore l’impact et permet, non seulement, à chaque piste d’avoir son âme propre, mais aussi de s’assurer que l’auditeur ne décroche pas.
Outre « Gravedigger’s Chant », qui sera surement le nouveau tube du groupe, d’autres titres caracolent en tête et y reste. Par exemple, « You Ain’t Coming Back » est fantastique, il apporte une structure unique à travers des vocaux presque pop / blues couplés à une musique drone / black / indus, le tout est à peine mélangé. Les différentes couches sont comme jetées les unes sur les autres pour créer le concept. « Built On Ashes » navigue entre post-rock, blues et électro alors que des voix puissantes et prédicatrices hachent le contenu. L’album insère plus d’ambiances black metal, pas vraiment « trve » bien sûr, mais qui attirent l’oreille et apportent un groove encore différent ( « Servants » ). « Don’t You Dare » est également plus brutale, plus furieuse qu’à l’accoutumée. Les inflexions vocales débordent de haine et de colère impie. Les cris de damnés de Gagneux, placés un peu en retrait, glacent le sang. De même que sur « Fire of Motion » qui est définitivement ancré dans le black avec des cris déments et un jeu guitare-batterie extrêmement puissant.
Toutes ces émotions décrites, et parfois indescriptibles, sont amplifiées et soulignées par le magnifique travail vocal de Gagneux. Sa voix oscille entre hurlement et partie de chant purement soul, mais avec toujours une petite pointe de saturation et donc de douleur qui vient toucher le cœur et l’esprit. On est submergé, absorbé par le poids de cette histoire sombre et colérique. Chaque piste devient alors un chapitre, une entité ; chacune souffle son propre chef-d’œuvre et forme l’ultime. Par moment à peine mélangé voire simplement juxtaposé tous ces styles attisent pourtant le feu intérieur. Il y a tant d’âme dans ce disque, présentée de tant de façons différentes, étonnantes et enrichissantes, que l’on ne peut qu’en être subjugué.
Pour résumer, cet album sonne comme un voyage dans l’Histoire et comme un voyage en soi, comme une histoire à (ré)écrire avec tout le tumulte que cela peut engendrer ; c’est effrayant, décourageant, brutal, serein, doux, édifiant, plein d’espoir ou brisé, puni. Je dirais de « Stranger Fruit » qu’il est une œuvre d’art unique dont la beauté réside vraiment dans ce que l’auditeur va/veut ressentir. Il est une petite sphère sonore, un petit exploit d’ingéniosité émotionnelle et artistique de la part de son créateur qui a su trouver un flux cohérent tout en rendant encore plus intense, savoureuse et liturgique sa musique.
Avec ce titre en référence directe à la triste chanson de Billie Holiday, « Strange Fruit » ( qui traite d’esclavagisme et de lynchage ), Gagneux s’affirme, pose les bases de son futur, de son monde et de sa création à venir. Il transforme ce fruit étrange et défendu en fruit étranger et incongru. Cette pomme pourrie que l’on peut voir sur l’artwork n’est pas sans rappeler les dangers de l’Homme et d’une humanité flétrissante, séchée et moisie sous les vents de l’ignorance… Les élitistes diront que ce n’est qu’une nouvelle et vaine tentative, façon hipster, de diluer et de dégénérer le black metal originel. Peut-être… Les autres diront qu’avec « Stranger Fruit », le Diable paraît plus sournois et séduisant que jamais.